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Biographie

par Sigrid KreiL
traduction : Roswitha Kreil

Dans l’œuvre d’Herbert Kreil, il y a un tableau qui, pour moi, révèle tout particulièrement quelque chose de l’homme et de l’artiste qu’il fut : on y voit un grand portail rouge, doublé d'un second portail en perspective, se profilant devant un ciel d'un bleu lumineux. À la frontière entre le rouge et le bleu, on aperçoit un éclair. Au pied du portique s’étend une surface finement striée de lignes presque imperceptibles. Au premier plan à droite : un cheval blanc. Si l’on considère que dans le langage pictural d’Herbert le rouge symbolise la mort, le peintre aurait franchi ces portes.

À partir de ce tableau, j’envisage le paysage et le parcours d'une vie. Elle commence en Bohème, à Pilsen. Je reprends ses propres mots : « Herbert Kreil, né le 28 septembre 1928 dans la Kopernîkova Ulice 26 à Pilsen. Ayant grandi dans les villes de Pilsen, Görkau, Komotau, Krummau an der Moldau, Prague, Susîce na Sumavé, Budweis, où il accomplit sa scolarité. Recruté en 1944, à l'âge de 16 ans. En 1945, 35ème régime de blindés de Bamberg, front vers Cobourg, forêt de Thuringe. Fait prisonnier de guerre par les Américains et les Français, réussit à fuir une déportation en Afrique…». Rescapé des camps américains, où il faillit mourir de malnutrition, mangeant de l’herbe pour survivre, ce qui lui a occasionné des problèmes de santé sa vie durant, il parvient à rejoindre sa famille en fuyant à travers la campagne et les bois.

À l'automne 1945, la Croix Rouge Internationale est autorisée à fournir de l'aide telle que de la nourriture et à visiter les camps de prisonniers dans les zones d'occupation britannique et française de l'Allemagne et, à partir du 4 février 1946, dans la zone d'occupation américaine. "Lors de leurs visites, les délégués ont fait observer que les prisonniers de guerre allemands sont souvent détenus dans des conditions effroyables". On estime que plus d’un million de prisonniers de guerres allemands, dont nombre d’adolescents enrôlés à la fin de la guerre, sont morts dans ces camps.
Franz Müller est l’un des survivants du mouvement de la Rose Blanche. Die weisse Rose autour de Sophie Scholl.

La guerre l’a marqué à tout jamais. Il réussit néanmoins à « tourner le dos aux ténèbres », comme il l’écrit dans son journal, et à recommencer sa vie.

1947
Le château de Weikersheim, ancienne résidence de la famille Hohenlohe, abrite de nombreuses familles de réfugiés de guerre. Constantin von Hohenlohe est l'un d'entre eux. Avec son professeur viennois Othmar Frass von Friedenfeld, il fonde une école de peinture et de restauration. Herbert Kreil fait partie des premiers élèves. L’école enseigne des connaissances approfondies dans les techniques de la restauration de tableaux, de l'aquarelle et de la peinture à l'huile. C'est également un lieu de rencontre pour de jeunes musiciens venus de toute l'Europe : un lieu privilégié à cette époque, où les rêves et les espoirs de la jeunesse trouvent de nouvelles nourritures. Herbert y vit « le bonheur, entouré de fantômes». Dans le parc se trouvaient, de fait, des gnomes taillés dans la pierre et, dans la salle des chevaliers, des peintures et des sculptures d'animaux aux allures fantastiques. Il écrit : «Ici, je rencontre l'esprit des Romantiques et je me sens chez moi.».

1951
Herbert se rend à Munich. Il est admis à l'Académie des Beaux-Arts et s'inscrit chez le Professeur Kaspar. Il vit la bohème de Schwabing avec la célèbre chanteuse Gisela (« Aber der Nowak, der lässt mich nicht verkommen ... »). Il vit dans des chambres sans chauffage, des gîtes improvisés, signe du dénuement mais également de la légèreté de cette époque.

1955
Dans tous les ateliers, c'est le carnaval. Les fêtes se succèdent. Herbert gagne sa vie en faisant des portraits. Après une tentative de reprendre pied à Weikersheim, il décide de rester à Munich. Il trouve un atelier dans la tourelle d'un immeuble appartenant à la famille Herrle, 11 rue de Hohenzollern ; il ne quittera cet atelier que rarement jusqu'à sa mort. À Weikersheim, il n'y avait qu'un modèle en plâtre pour les études de nus. Ce cadre académique est désormais révolu. La peintre Sonja Besch entre dans sa vie. Le rêve d'une grande maison les abritant tous deux est entremêlé de disputes et de difficultés financières. Finalement, chacun poursuit sa propre voie. Mais ils restent liés spirituellement et artistiquement pour le restant de leurs vies. Un troisième partenaire important dans cet échange artistique est le peintre Günter Thumer. En 1979, les trois « Phantastes Munichois» exposeront à Berlin.

J’en reviens à la contemplation du tableau évoqué : un aspect essentiel de la vie du peintre m’y apparaît symbolisé par une île verte, que l'on pourrait interpréter en tant que « table », car l'atelier de Herbert était un endroit convivial. Son compagnon d'études, Ottmar Uhlig, qui restera toujours un ami attentif et dévoué, lui rend souvent visite. Et de son côté, Herbert se rend également volontiers là où il se sent entouré d'amis. Peu après son emménagement dans la rue de Hohenzollern, une porte s'ouvre dans le voisinage. Il est le bienvenu dans la famille d'Eva Diller et de ses filles Eva, Barbara et Burgi. On y dessine et on rit, on mange et on boit. Ensemble, les amis inventent des vers surréalistes et se racontent des histoires fantastiques. Barbara et Burgi feront des études de peinture. Elles deviennent d'enthousiastes expertes du monde pictural de Herbert. Chacune allait trouver sa propre voie artistique.

Herbert se rend aussi souvent à vélo chez Britta et Franz Müller, pour deux raisons, dit-on: revoir les tableaux exposés dans leur maison et savourer un Riesling en compagnie de bons amis - mais il faut dire que c'est la compagnie de bons amis qui comptait avant tout.

La physionomie de Herbert rappelle parfois Franz Schubert, dont la musique l'a inspiré tout au long de sa vie. L'un de ses derniers tableaux est intitulé Hommage à Schubert (1988). Les soirées passées avec des amis se laissent sans peine comparer à des Schubertiades, car comme dit la chanson « qu'y a-t-il de plus rare que l'or? Des hommes qui nous aiment... » .

Les traces qu'il laisse sont des peintures. Dans l'immeuble de la famille Herrle, où il vit et travaille, il crée entre 1957 et 1988, un magnifique cycle de fresques dans la cage d'escalier et en partie dans les appartements. Il se sent entre amis. Ses voisins, en particulier Franz Herrle, sont de réels alliés. Il accroche ses tableaux là où il trouve de la place quand son atelier est plein, sans souci de l'aspect commercial de son travail. Et il aime peindre sur des murs : c'est même l'un des supports qu'il préfère.

1972
Pour satisfaire à ce vœu, le journaliste et amateur d'art Rainer Raffalt lui propose un projet hors du commun : peindre un cycle de fresques dans les ruines du monastère de Monte Sant Angelo dans les Monts Sabins près de Rome. Herbert renonce pourtant au bout de cinq mois. Un tableau du même nom illustre cette expérience, qui semble l'avoir accablé pour des raisons restées inconnues.
Son frère Manfred, architecte, lui construit alors une paroi sur deux étages dans une résidence hospitalière à Cully, en Suisse. Il peint Geisterreich mit den drei Grazien (Le Monde des esprits et les trois grâces). La technique de la fresque lui semble être particulièrement propice à la représentation de l'au-delà. « Cela traverse le mur », dit-il, tandis qu'il peint en même temps une autre fresque, La Reine de Saba, chez nous, à Allaman. À son avis, la fresque rend les murs transparents.

De plus en plus de personnes sont attirées par les tableaux d’Herbert. Parmi ses admirateurs on trouve des ministres, des têtes couronnées, des célébrités de Munich, des acteurs, des danseurs, des musiciens. En 1976, il tourne le film Une Journée avec le vent de Haro Senft, qui le sacralise comme monument d’une bohème de Schwabing en voie d’extinction. Il est au sommet de sa notoriété.

Il voyage en Hollande et en Italie et se rend aussi souvent à Allaman au bord du Lac Léman, en Suisse.

« Le chemin qui mène de la gare au village est une chaussée sans arbres. On aperçoit bientôt le clocher surgissant derrière une douce colline plantée de vignes. Entre 1965 et 1985, Herbert a été régulièrement l'hôte de son frère Manfred et de moi-même. Nos enfants, Katharina et Roswitha, et plus tard Aymon, ont été marqués par ces visites. La présence du peintre mettait de nouveaux accents dans la vie de la famille. Il était au centre de l'attention, mais de sorte que chacun se sente comblé. Les petites filles peignaient et dessinaient assises à ses côtés. Elles sentaient qu'il y avait là quelqu'un qui les prenait au sérieux et qui se réjouissait de leur spontanéité. »

Herbert m'a alors priée de conserver soigneusement ces dessins, « car le temps de l'enfance ne reviendrait pas sur terre ».

À cette époque, la musique de Haendel et de Mozart inspiraient ma danse et la peinture de Herbert. « Quand tu danses, je sais comment continuer à peindre », me disait-il. Dans le Silente, venti de Haendel, Herbert comparait la voix claire du soprano à un oiseau volant dans une cathédrale. « Les voix des femmes sont telles des jardins de fleurs, que les hommes piétinent tout de leurs grosses bottes. » (Cosi fan tutte).

En analogie avec la musique, Herbert entoure souvent ses tableaux de gardiens, comme d'une palissade, afin qu'au centre du tableau, dans les jardins et royaumes spirituels, une vie resplendissante et mystérieuse puisse se développer. Des clairières font place à des espaces de plus en plus audacieux, à des plantes et des arbres fragmentés entre ombre et lumière. Ce qui reste : le visage de l'homme, une beauté énigmatique, le corps nu.

Mais qu’advient-il lorsque l'on est peinte soi-même, transformée en un tableau? L’ayant vécu, je me suis sentie apparentée aux femmes ayant de tous temps été muse et modèle – j’ai pensé en particulier à La Muette de Raphaël. Elles rayonnaient et étaient réduites au silence face au peintre, au magicien.
Se tenir immobile au centre de la tempête, s'oublier soi-même.

(Anecdote : Diane, Princesse de France et Duchesse de Wurtemberg lui rend visite dans son atelier et prend des cours de peinture. Ils peignent jusqu'à dix heures d'affilée côte à côte, sans se déranger. Au château d'Altshausen, où elle l’invite par la suite, les appartements dans lesquels Herbert vit et peint entre 1975 et 1976 sont demeurés inchangés. « Il ignorait le mal, ne se souciait pas des modes et de la critique d'art et pouvait peindre jusqu'à dix-sept heures d'affilée », dit-elle. Cette femme exceptionnelle est représentée sur la grande fresque de Cully.)

Mais revenons à l’essentiel. Sur la porte de son atelier, on lit: « Trouvé ! ». À quoi cette exclamation triomphale fait-elle allusion? Il est plausible de songer à une percée dans la poursuite d'un but, telle qu'il l'a décrite à son amie Sonja : « Je voudrais pouvoir capter toute lumière de manière à ce que l'on croie se trouver face à un mur de pierres précieuses. »

La vie comme flamme, comme paradis, est-elle une réalité pour lui ?

« Même l'homme le plus sombre connaît l'amour / et se soumet à la violence du soleil / qui l’imprègne de lumière et de sons / lui, fils divin », lit-on dans son journal.

Les œuvres d’Herbert trouvent des collectionneurs au Portugal et aux Etats-Unis. Le lien vital qu’il entretient avec ses admirateurs et mécènes est rassurant, mais également déstabilisant, car il reste dans une précarité et une dépendance, qui lui fait l’effet d’ « un couteau dans le dos ». Il ne peut disposer de ses œuvres. Sa vie est donc également marquée par le côté sombre de la Schubertiade, par Le Voyage d'hiver: « Je suis venu en étranger / Je repars en étranger. ». Ce trait, au milieu d'une vie très sociable, apparaît peut-être comme le signe d'une ultime inaccessibilité ; ce n'est pourtant ni fierté, ni arrogance chez lui.

1985
Revenant au tableau évoqué, ma contemplation picturale et biographique mène à une caverne, à l'écart, dans une paroi rocheuse écarlate. « Vulnerasti », « tu m'as blessé », lit-on dans le Cantique des Cantiques de Salomon. À travers quoi? À travers la beauté. Elle ouvre une blessure qui ne peut être guérie qu'à travers l'amour. Qui, plus que l'artiste, est à la merci de la beauté ? Son appel puissant est désarmant. C’est une mise à nu, un moment crucial, car, dans l'acte de création, l'artiste se trouve dans un état de « nudité de l'âme» (Grotowski). Le magicien semble lui-même victime de magie, à moins qu’une rencontre lui permette de se libérer de cette paralysie. Dans mon analyse du tableau, c’est le cheval blanc.

Dans les dernières années de sa vie, une jeune femme surgit dans sa vie, qu'il semble avoir pressentie dans la parabole érotique du cheval blanc. Il s'agit de Manu Wondraschek. Il y va de sa survie. Le masque tombe, l'amour peut se révéler, dans un contexte pourtant sans cesse assombri par la destruction et la maladie. La caverne ne l'engloutit pas. Herbert Kreil, soutenu par des amis dévoués, franchira le portique rouge. « Je vois le bleu du ciel. », écrit-il plein d'espoir de l'hôpital. Il ne survit sa sortie d'hôpital que de quelques semaines.

31.12.1990
Herbert Kreil meurt, entouré de ses proches et de ses amis, dans son atelier. À vingt ans, il avait écrit une phrase de Theodor Fontane dans le livre de souvenirs d'un enfant : « Les honneurs de ce monde ne peuvent te faire honneur. Ce qui te porte, et demeure, doit vivre en toi. »